Contes et légendes suisses
Provenant de divers cantons
La montre de Jeannot
En ce temps-là, il n'y avait ni autos, ni avions,
ni télévision, aucune de ces inventions dites modernes
et dont on prétend, à tort ou à raison, qu'elles
facilitent et embellissent l'existence humaine et nous permettent
de vivre mieux que nos arrière-arrière-grands-parents.
Cependant, il y avait déjà, à l'époque
lointaine où remonte notre petite histoire, une chose qui n'a
point changé à travers les âges: il y avait alors,
tout comme aujourd'hui, des riches et des pauvres.
Oui, si grande était la pauvreté de bien des gens qu'il
y avait beaucoup de mendiants.
Au Locle, dans le canton de Neuchâtel, petit village devenu
aujourd'hui une cité florissante et un des centres de l'industrie
horlogère suisse, on les appelait des gueux.
Et ils étaient si nombreux, ces «gueux», qu'ils
se répandaient partout dans le pays et qu'on organisait, pour
les chasser, de véritables battues, sortes de chasses à
l'homme qui, duraient un, deux et même trois jours.
De ces « gueux », il y en avait de bons et de méchants.
Les uns n'hésitaient pas à voler tout ce qui leur tombait
sous la main. Leur eût-on procuré du travail pour leur
permettre de gagner quelque argent qu'ils eussent refusé, préférant
vivre de la charité d'autrui et ne se donner aucune peine pour
améliorer leur sort.
Les autres, en revanche, ne demandaient qu'une chose: qu'on voulût
bien les employer à un travail ou à un autre, pourvu
qu'ils pussent, à la sueur de leur front, gagner modestement
de quoi se nourrir, se loger et se vêtir.
Tel était le dénommé Jeannot, beau jeune homme
vigoureux, point méchant, mais à ses heures un peu irréfléchi
et prompt à prendre des décisions peu heureuses, qu'il
regrettait par la suite... mais trop tard, tout comme le corbeau de
la fable.
Un après-midi qu'il déambulait dans un village du pays
de Neuchâtel, notre Jeannot s'en vint offrir ses services à
un vieil et brave artisan, qui du matin au soir assis, en blouse grise,
sur un tabouret placé devant un modeste établi, fabriquait
des montres, de belles montres qu'il vendait à bon prix.
- Bonjour... Avez-vous peut-être du travail pour moi? - Vous
êtes horloger, jeune homme?
- Ma foi, non. Je viens de France, où j'étais soldat.
Mais j'en ai assez de me battre. Je ne tiens pas à toujours
faire la guerre. J'ai passé le Jura, et me voici rentré
au pays, heureux, mais sans argent ni travail.
- C'est bien. Vous allez m'aider. Vous ne serez pas de trop ici. J'ai
plus de travail sur les bras que j'en puis faire. Parce qu'il était
intelligent, et habile de ses mains, Jeannot eut tôt fait d'apprendre
le métier. Au début, il eut bien quelque peine à
manier adroitement la lime et les pinces, mais les conseils de son
patron aidant, il devint capable de faire de jolies montres, qui fonctionnaient
à merveille, sans avancer ni retarder jamais. Serait-il devenu
patron à son tour, riche, peut-être, s'il avait montré
davantage de persévérance?
C'est possible, probable même, tant il est vrai
qu'ici-bas, la persévérance, tôt ou tard, est
toujours récompensée. Mais persévérant,
hélas, notre Jeannot ne l'était guère! Et c'était
si vrai qu'au bout de quelques mois, sans autre raison que le désir
de changer d'occupation, il quitta d'un jour à l'autre le bon
pays de Neuchâtel, et son établi d'horloger, pour regagner
la France, s'enrôler de nouveau dans l'armée et reprendre
le métier des armes.
Il y montra tant d'aptitudes, tant de bravoure, que quelques années
plus tard, nous le retrouvons vaillant capitaine, toujours prompt
à se battre au péril de sa vie.
Mais s'il était courageux, s'il n'avait, comme on dit, pas
froid aux yeux, il n'était pas plus riche qu'au temps où,
jeune homme, il avait travaillé comme horloger.
Pauvre capitaine Jeannot ! Il avait sabre et mousqueton, mais pas
le moindre sou vaillant qui lui eût permis de s'acheter une
montre, une de ces grosses montres qu'il était alors de bon
ton de porter bien en évidence, surtout lorsqu'on avait grade
de capitaine!
Savez-vous alors ce que faisait Jeannot - téméraire,
mais un peu orgueilleux, aussi - pour afficher sur son uniforme un
ornement qui à ses yeux valait bien et même mieux qu'une
montre?
Il attachait à sa chaîne - sa chaîne de montre
qui n'en portait pas! - une balle jadis reçue à l'ennemi.
Or, un jour que le roi inspectait ses troupes, il demanda, tout par
hasard, l'heure au capitaine Jeannot.
- Seigneur, voici ma montre, fit-il, en montrant la
balle fixée à sa chaîne: elle ne s'arrête
jamais et me rappelle sans cesse que je dois mourir pour Votre Majesté!
- C'est bien, lui répondit le roi, tiens, je te fais cadeau
de ma montre, afin qu'au jour où tu mourras pour ton roi, tu
saches l'heure de ton entrée au paradis!
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