Les contes hindous
contes du Vampire
Comment le magicien Mûladeva changeait les sexes
Alors le roi Trivikyamasena, une fois arrivé
à l'arbre simsapâ, s'empara du vampire et se remit en
marche avec lui. Chemin faisant, le vampire perché sur son
épaule lui dit : « Sire, je vais vous raconter une autre
histoire. Écoutez. »
Au pays du Nepâla il est une ville du nom de Sivapura. Là
régnait jadis le roi Yasahketu le bien nommé. Ce roi
avait confié la charge du royaume aux épaules de son
ministre Prajnâsâgara, et il s'adonnait aux plaisirs en
compagnie de la reine Candraprabhâ. Un jour vint où il
eut de la reine une fille qui reçut le nom de Sasiprabhâ
- de fait, elle offrait aux regards du monde la beauté même
de la lune. Le temps passa et elle fut bientôt en âge
de se marier.
Une fois, elle se rendit au jardin du palais avec ses suivantes, afin
de surveiller les apprêts de la Fête du printemps. Comme
elle était occupée à cueillir des fleurs et qu'elle
tendait son bras délicat en sorte de laisser voir l'un de ses
seins, elle fut aperçue par le fils d'un riche brâhmane,
Manahsvâmin, qui était également venu pour la
procession. Elle était charmante avec le pouce et l'index de
sa main s'insinuant à travers les tiges des fleurs. Dès
qu'il l'eut vue, le jeune homme eut l'âme ravie; en dépit
de son nom il cessa d'être le maître de ses pensées,
:l'amour l'égarait.
« Est-ce la déesse de la Volupté cueillant elle-même
les fleurs qu'a rassemblées le Printemps pour en faire les
arcs du dieu Amour ? Ou bien est-ce une divinité sylvestre
qui veut rendre hommage à Krsna? » Et pendant qu'il agitait
ces pensées, la princesse le vit à son tour. Dès
qu'elle l'eut vu, semblable à l'Amour incarné, elle
en oublia ses fleurs, son corps et son âme même, tant
elle avait de désir.
Mais, comme ils jouissaient ainsi de leur premier amour, tout à
coup il s'éleva un grand cri d'alarme. Ils levèrent
la tête pour voir ce qui se passait. On vit alors un éléphant
furieux qui avait rompu sa chaîne, rendu fou par l'odeur des
autres éléphants ; il avait fait tomber son cornac et
fonçait, saccageant les arbres du chemin, avec le croc qui
pendait encore à son oreille. Les suivantes s'étaient
enfuies terrifiées. Manahsvâmin bondit vers la princesse
qui restait seule, la souleva passionnément dans ses bras,
l'entraînant à bonne distance hors des atteintes de l'éléphant.
Elle s'accrochait timidement à lui, troublée par la
crainte, l'amour et la pudeur. Puis les suivantes arrivèrent,
louant le noble brâhmane, et la conduisirent en son palais,
cependant qu'elle tournait la tête à plusieurs reprises
pour le regarder. Elle se tint là, douloureuse, la pensée
fixée sur l'homme qui lui avait sauvé la vie ; jour
et nuit elle se consumait sous le feu dévorant de l'amour.
Quant à Manahsvâmin, il était sorti du jardin;
en la suivant, il avait vu qu'elle réintégrait ses appartements.
« Je ne puis supporter de vivre sans elle, se dit-il, plein
de désir. Mon seul refuge est mon maître en réalisations
magiques, l'habile seigneur Mûladeva. »
Ainsi termina-t-il, tant bien que mal, la journée, et, le lendemain
matin, il s'en fut trouver maître Mûladeva. Il le vit
en compagnie, comme toujours, de son ami Sasin qui réalisait
des tours extraordinaires de magie : on eût dit le firmament
fait homme. S'inclinant devant lui, Manahsvâmin lui fit part
de son désir et l'autre, en souriant, lui promit de le satisfaire.
Le maître en illusions Mûladeva prit alors une pilule
magique, la mit dans sa bouche et se transforma en un vieux brâhmane
; il donna à Manahsvâmin une deuxième pilule pour
que celui-ci la mît également dans sa bouche; ainsi fit-il
du jeune brâhmane une fille de toute beauté.
Le prince des illusionnistes l'emmena, métamorphosée
de la sorte, à l'audience du roi, père de la bien-aimée
de Manahsvâmin. « Sire, lui dit-il, je n'ai qu'un fils.
J'ai demandé en mariage pour lui la jeune fille que voici,
que j'ai fait venir d'un pays lointain. Mais mon fils est maintenant
parti je ne sais où ; je dois aller à sa recherche.
Veuillez garder cette jeune fille jusqu'à ce que j'aie ramené
mon fils. Vous êtes en effet le protecteur naturel de tous les
êtres. »
Redoutant de se voir infliger une malédiction s'il refusait,
le roi Yasahketu accepta, fit venir sa fille Sasiprabhâ et lui
dit : « Ma fille, veille dans ta maison sur cette jeune personne
; prépare-lui la nourriture et le lit à ton côté.
»
La princesse acquiesça et conduisit dans ses appartements privés
Manahsvâmin qui avait été changé en fille.
Mûladeva, changé lui-même en brâhmane, poursuivit
sa route et Manahsvâmin demeura près de sa bien-aimée.
Après quelques jours, celle-ci se prit tout à fait d'affection
et de confiance pour son amie. Et une nuit que, tourmentée
d'être séparée de son amant, elle s'agitait sur
sa couche, Manahsvâmin, du lit voisin où il se trouvait,
interrogea la princesse, déguisé comme il était
en femme : « Mon amie, ta peau pâlit, tu t'amenuises de
jour en jour, tu souffres comme si tu étais séparée
d'un amant, ô Sasi¬prabhâ, dis-moi pourquoi ? Pourquoi
te défier d'une amie tendre et innocente ? Si tu ne me parles
pas, je cesserai désormais de me nourrir. »
La princesse, soupirant, répondit avec lenteur : « Pourquoi
me défierais-je de toi ? Écoute, mon amie, je vais te
parler. Un jour où j'étais sortie voir la procession
du Printemps dans le parc, j'ai aperçu un jeune et beau brâhmane.
Il avait la grâce de la lune quand elle est libérée
des frimas ; il ressemblait au Printemps qui d'un coup d'œil
allume l'Amour, en ornant la forêt de parures nouvelles ; il
était un plaisir pour les regards. Mais alors que mes yeux,
imitant l'oiseau cakoya, buvaient le nectar éclatant qu'était
son visage beau comme la lune, survint un grand éléphant
qui avait brisé sa chaîne, barrissant, suintant de la
liqueur du rut: on eût dit le tonnerre d'un nuage noir surgi
hors saison. Mes suivantes prises de panique se sont enfuies ; je
demeurais là épouvantée. Mais le jeune brâhmane
m'a prise dans ses bras et m'a emmenée plus au loin. Quand
je touchais son corps, c'est comme si j'avais été ointe
de santal ou aspergée de nectar : j'étais dans un état
impossible à décrire. Peu de temps après, mes
compagnes m'ont rejointe et reconduite ici. Je cessais d'être
maîtresse de moi-même : il me semblait avoir été
rejetée du paradis sur la terre. Depuis lors, même quand
je veille, je vois à mes côtés cet amant qui m'a
sauvé la vie; il aura trouvé moyen de me rejoindre par
quelque artifice. Et quand je dors je le vois en rêve qui me
fait des gentillesses ; ses baisers, ses embrassements me forcent
à abandonner ma pudeur. Mais, infortunée que je suis,
je ne puis savoir son nom ni rien d'autre de lui ; cette ignorance
me rend folle. D'être séparée du maître
de ma vie me consume comme du feu. »
Ces paroles emplissaient de nectar les oreilles de Manahs¬vâmin
changé en fille de brâhmane. Au comble de la félicité,
il jugea son but atteint et qu'il était temps de se révéler.
Il retira donc la pilule de sa bouche et se montra comme il était.
« Femme aux yeux charmeurs, dit-il, je suis celui que tu as
acheté de tes regards dans le jardin et dont tu as fait véritablement
ton esclave. Quand notre rencontre fut interrompue brusquement, j'en
ai eu un tel chagrin qu'à la fin j'ai été transformé
en femme. Mets donc un terme heureux aux misères de la séparation
que j'ai endurée.
O femme au tendre corps, mon amour ne saurait le supporter plus longtemps.
»
Quand la princesse entendit le maître de son âme qui parlait
ainsi, d'emblée amour, émerveillement, pudeur, s'emparèrent
d'elle. Ils se marièrent selon le mode des Gandharvas comme
leur passion les y incitait, et il y eut entre eux une fête
de volupté concordant avec leurs sentiments.
Depuis lors, Manahsvâmin vécut heureux sous sa double
forme : le jour, avec la pilule, il était une femme; la nuit,
sans la pilule, il était un homme. Peu de temps après,
Mrgânkadatta, beau-frère du roi Yasahketu, donna en mariage
sa fille Mrgânkavati, avec une large dot, à un jeune
brâhmane, fils du ministre Prajnâsâgara. La princesse
Sasiprabhâ fut invitée aux noces de sa cousine et se
rendit chez son oncle avec l'escorte des dames d'honneur. Parmi celles-ci,
le jeune brâhmane Manahsvâmin qui avait les traits d'une
belle jeune fille.
Écoutez alors : quand le fils du ministre eut aperçu
le jeune homme changé en femme, il fut percé de part
en part des flèches de l'archer Amour : cette jeune femme illusoire
lui avait ravi la raison, et, lorsqu'il rentra avec sa nouvelle épouse,
sa demeure lui sembla toute vide. Abîmé dans la contemplation
du visage aimé et de son charme, mordu par le serpent venimeux
de la grande passion, il tomba tout aussitôt dans un état
de torpeur. Les gens, délaissant la fête, se demandaient
avec émotion ce qu'il pouvait bien avoir ; son père
Prajnâsâgara vint en hâte dès qu'il eut appris
la nouvelle. Réconforté par lui, il s'éveilla
de sa torpeur et expliqua ce qu'il avait en tête ; il parlait
comme un homme qui délire. Le père était bouleversé,
pensant que son fils avait perdu le sens. Le roi lui-même eut
vent de l'affaire et accourut. Quand il le vit, en proie à
une passion profonde qui le portait soudain au septième degré
du mal d'amour, le roi dit à ses conseillers : «Cette
jeune fille m'a été confiée par un brâhmane,
comment pourrais-je la donner à ce garçon ? D'autre
part, étant privé d'elle il risque de tomber dans un
état qui l'achemine vers la mort. Quand il aura péri,
son père lui aussi, qui est mon ministre, périra et
la disparition du ministre fera la ruine du royaume. Dites-moi quelle
issue vous voyez ?
Les ministres ensemble : « C'est, dirent-ils, la loi du roi
de protéger ses sujets ; la chose est connue. Cette protection
a pour racine le conseil profitable des conseillers du roi. Si un
conseiller meurt, la racine de la protection périt avec lui
; on doit donc sauvegarder la loi du dommage qui en résulte.
Il est préjudiciable que le ministre, qui est un brâhmane,
et que son fils disparaissent. Il faut à tout prix parer au
péril imminent qui menace la loi. La jeune fille qui vous a
été confiée devra être donnée en
mariage au fils du ministre. Le brâhmane sera en colère,
certes, quand il reviendra d'ici quelque temps. On verra à
ce moment comment y pourvoir. »
Le roi acquiesça aux paroles de ses conseillers et promit de
donner la prétendue fille au fils du ministre. La décision
prise, Manahsvâmin déguisé en femme fut appelé
de la chambre de la princesse où il était. Il dit au
roi : « Si vous me mariez à un certain homme alors qu'on
m'a amenée ici pour un autre, vous êtes libre de le faire,
étant roi ; le mérite ou la faute seront vôtres.
J'accepte ce mariage, mais à une condition: que je ne sois
pas contrainte de partager le lit de mon époux avant qu'il
ait rendu visite pour six mois aux bains sacrés et qu'il soit
revenu ici. Si cette condition n'est pas acceptée, sachez que
je mourrai en me tranchant la langue avec les dents. »
Le roi avisa le fils du ministre de la condition posée par
le jeune homme changé en femme. Le fils du ministre, satisfait,
accepta. Et sitôt le mariage célébré, il
installa dans un logement dûment gardé et sa première
femme Mrgânkavatï et sa fausse épouse Manahsvâmin.
Puis il partit pour le pèlerinage aux bains sacrés,
stupide qu'il était, afin de complaire à sa bien-aimée.
Manahsvâmin, l'homme devenu femme, vivait donc avec Mrgânkavati
en une même maison, partageant sa couche et son siège.
Or, une certaine nuit, Mrgânkavati dit à voix basse à
Manahsvâmin, dans la chambre à coucher, tandis que les
servantes dormaient à l'extérieur : « Raconte-moi
une histoire, amie, je ne dors pas. »
Le jeune homme changé en femme lui fit donc le récit
suivant : « Jadis un sage royal nommé Ida, de la race
du Soleil, ayant été maudit par Gauri, avait assumé
le sexe féminin, si bien qu'il tourna la tête au monde
entier; Budha et lui tombèrent amoureux l'un de l'autre et
s'unirent dans les bois du parc autour du temple ; de cette union
naquit Purûravas. » Et, au terme de ce récit, il
ajouta non sans habileté : « Il peut donc se produire
quelquefois, soit par l'ordre des dieux soit par la vertu de remèdes
magiques, qu'un homme devienne femme ou qu'une femme devienne homme.
Les êtres surnaturels eux-mêmes ont connu ainsi des plaisirs
charnels nés de leur passion. »
Quand la jeune et innocente Mrgânkavatï eut entendu ces
mots, elle dont le fiancé était parti au loin dès
le jour du mariage, elle se sentit en confiance, vivant comme elle
faisait dans l'intimité de Manahsvâmin, et elle lui dit
: « En écoutant cette histoire, mon corps s'est mis à
frémir, mon cœur semblait cesser de battre. Que signifie
cela, dis-moi, mon amie ? »
Le brâhmane à forme de femme répondit : «
Ce sont les signes mêmes de l'amour. Sont-ils nouveaux chez
toi, amie ? J'en ai éprouvé de pareils, je ne m'en cache
pas devant toi. » Alors, Mrgânkavati, d'une voix lente:
« Amie, tu m'es aussi chère que ma propre vie, pourquoi
ne t'avouerais-je pas ce qu'il est temps de dire, je le sais ? Se
peut-il qu'un homme s'introduise ici par quelque artifice ? »
Manahsvâmin sentit que ses désirs se réalisaient.
En bon disciple du maître en prestiges Mûladeva, il répondit
: « Je vais te révéler quelque chose à
ce propos. Visnu m'a accordé une faveur, grâce à
quoi je puis à volonté devenir un homme pendant la nuit.
Je m'en vais tout de suite me changer en homme pour toi. » Et,
ce disant, Manahsvâmin ôta la pilule de sa bouche et se
montra à elle, tel un beau garçon dans l'éclat
de sa jeunesse. Toutes entraves étant abolies grâce à
l'intimité qui existait déjà entre eux, une fête
amoureuse fut célébrée, dans laquelle le plaisir
était à la hauteur des circonstances.
Ainsi le brâhmane vivait avec l'épouse du fils du ministre.
Pendant le jour il était une femme; pendant la nuit, un homme.
Quand il sut que le fils du ministre allait revenir après peu
de temps, il prit la fille avec lui et s'enfuit en secret durant la
nuit.
A cette étape du récit, Mûladeva, le maître
de Manahs¬vâmin, qui savait tout ce qui s'était passé,
reprit l'aspect extérieur d'un brâhmane âgé.
Accompagné de son ami Sasin, celui qui avait été
changé en jeune brâhmane, il se rendit auprès
du roi Yasahketu et lui dit d'un ton de courtoisie : « Sire,
j'ai ramené mon fils avec moi. Rendez-¬moi maintenant ma
belle-fille. »
Redoutant de subir une malédiction, le roi prit conseil et
répondit : « Brâhmane, je ne sais où votre
belle-fille s'en est allée. Pardonnez-moi : étant en
faute, je vais vous donner ma propre fille pour votre fils. »
Mûladeva, prince des fourbes, feignit d'être en colère
et s'exprima avec rudesse. Enfin le roi réussit à le
persuader et donna sa fille Sasiprabhâ, par un mariage fait
selon les rites, à Sasin, l'ami de Mûladeva, qui passait
pour être le fils du brâhmane. Là-dessus Mûladeva
emmena avec lui les deux jeunes gens ainsi promis l'un à l'autre
; il regagna son pays, sans manifester le moindre désir d'avoir
part aux richesses du roi.
Là ils rencontrèrent Manahsvâmin : une grande
querelle s'éleva entre Sasin et lui, sous les yeux de Mûladeva.
Manahsvâmin disait : « Sasiprabhâ doit m'être
rendue, je l'avais épousée vierge, avec le consentement
de mon maître. » Et Sasin rétorquait : «
Qu'a-t-elle à faire avec toi, stupide que tu es ? Elle est
ma femme, son père me l'a transmise en présence du feu
sacré. »
Ainsi conduisaient-ils leur dispute au sujet de la princesse qu'ils
avaient l'un et l'autre gagnée par le pouvoir de la magie.
On ne put trouver de solution.
« Sire, reprit alors le vampire, dites-moi donc à qui
la Princesse appartient-elle comme épouse ? Résolvez
l'énigme. Le pacte conclu naguère entre nous est toujours
valable. »
A ces mots du vampire qui était perché sur l'épaule
du roi Tyivikramasena, ce dernier répondit : « J'estime
qu'elle est l'épouse légitime de Sasin, car son père
l'a donnée en mariage ouvertement et régulièrement.
Manahsvâmin l'avait prise par larcin et avait joui d'elle selon
le mode des Gan¬dharvas. Un voleur n'a pas droit de propriété
sur les biens d'autrui. »
Quand le vampire eut entendu la réponse du roi, il disparut
aussitôt de l'épaule du roi et retourna dans son repaire.
Trivikyamasena l'y suivit rapidement.
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