Contes et légendes d'Europe
Provenant de Russie
Ivan et Nicolas
Ivan et Nicolas, deux frères pieux et craignant
Dieu au point de ne jamais manquer de s'incliner devant les icones
et de les baiser, habitaient au milieu d'une profonde forêt
qui s'étendait sur des milliers de verstes. On avait grand-peine
à les distinguer l'un de l'autre, car ils se ressemblaient
étonnamment. Chacun d'eux avait un goitre de même dimension,
un goitre aussi gros qu'une sonnaille de vache ; mais Ivan l'avait
à gauche et Nicolas à droite, si bien qu'ils cheminaient
toujours Ivan à gauche et Nicolas à droite, afin que
ces excroissances ne se heurtent point.
Ivan connaissait le proverbe qui dit : « La gaîté
dévore les ennuis... » C'est pourquoi il était
toujours joyeux. Ainsi, quand les deux frères mangeaient chacun
une saucisse, Nicolas le pessimiste ne manquait pas de s'écrier
: « Quel dommage, j'ai déjà consommé la
moitié de ma saucisse ! » tandis qu'Ivan, l'optimiste,
répliquait : « Quelle chance ! je n'ai mangé que
la moitié de la mienne ! » Toute la semaine, ils travaillaient
dans la forêt. Quand le temps était maussade, Nicolas
murmurait: « Quel triste temps ! » Mais Ivan le consolait
par ces mots: « Soyons heureux qu'il ne pleuve pas ! »
Un jour, il se mit précisément à pleuvoir. Ivan
ne manqua pas de s'écrier : « Du moins,
il ne neige pas ! » Mais la neige commença à tomber.
« La grêle serait beaucoup plus désagréable
», assurât-il. Cependant Nicolas ne l'entendait pas de
cette oreille. Il réprimanda son frère qui, à
son avis, voyait trop la vie en rose. « Ta légèreté
nous portera malheur, lui dit-il, un malheur que je ne veux point
partager. Je te laisse donc seul. »
Le joyeux Ivan grimpa sur un arbre pour se protéger du mauvais
temps et il remercia Dieu d'être si bien à l'abri. La
nuit tomba ; d'autres que notre aimable compagnon auraient grelotté
de peur, et cela d'autant plus qu'un bruissement mystérieux
se fit entendre dans la forêt. Ivan dressa l'oreille, écarquilla
les yeux, et bientôt habitué aux ténèbres,
il distingua, à travers le feuillage des chênes et des
fayards, d'amusants petits êtres, des hommes et des femmes en
miniature, avec des membres menus et un corps fragile comme du verre.
Leurs têtes rondes comme une boule branlaient telles de petites
courges sèches sur leur tige. Ils étaient vraisemblablement
trop faibles pour les redresser. Les hommes brandissaient des torches,
si bien qu'il faisait clair comme en plein jour. Des musiciens sautillaient
devant ces lumières et, derrière, sur un beau cheval,
venait leur roi ou empereur, suivi
d'un couple de fiancés. Ivan devina aussitôt qu'il s'agissait
d'une noce chez les nains de la forêt.
Chacun sait que ces nains sont de joyeux compères. On peut
donc s'imaginer l'entrain endiablé qui régnait dans
cette fête. Les nains dansèrent d'abord dans le meilleur
style. Mais la musique, qui devenait toujours plus vive et plus rythmée,
les remplit d'excitation. Ce furent des cris de joie, des poursuites
effrénées, une telle sarabande dans la forêt profonde,
qu'Ivan fut entraîné, lui aussi. Il sentit des fourmillements
dans les jambes et commença à s'agiter sur sa branche.
Bientôt il n'y tint plus. Il sauta de son arbre, se joignit
au peuple minuscule et dansa à en perdre haleine. Il tournait
sur lui-même, vif comme l'éclair, parfois sur une jambe,
comme une toupie, et frappait des mains en faisant mille plaisanteries.
Il chanta même si fort, dans le grave et dans l'aigu, que son
goitre enfla comme s'il allait éclater.
Les nains de la forêt prenaient plaisir aux cabrioles d'Ivan
et riaient en se tenant les côtes. Le roi ou empereur descendit
de son trône et loua notre héros bien chaleureusement
: « Ivan, tu es un vrai boute-en-train; je donnerais bien quelque
chose pour pouvoir rire comme toi. Demain, ma seconde fille se marie.
Ne manque pas d'être de la noce et laisse-moi un gage pour m'assurer
que tu ne me feras pas faux bond.» Ivan répondit : «
Prenez le gage que vous voulez, mais laissez-moi mon goitre, car j'y
tiens ! » Le roi ou empereur répliqua: « D'accord
! Un si bel ornement doit te plaire et je voudrais bien en avoir un
pareil... » Pour être sûr qu'Ivan ne manquerait
pas de revenir pour le
chercher, les petits hommes lui enlevèrent son goitre, et ils
le consolèrent avec ces paroles : « Ne te lamente pas,
demain tu le retrouveras ! » - Le lendemain, Ivan dit à
son frère Nicolas: « Si tu allais cette nuit chez les
nains et te montrais gai, toi aussi tu pourrais te débarrasser
de ton goitre, ainsi que je l'ai fait. » Nicolas suivit ce conseil.
Et, comme Ivan, il monta sur l'arbre, perçut le mystérieux
bruissement et s'efforça de voir dans les ténèbres.
Les torches brillèrent; elles étaient encore plus nombreuses
et les nains plus bruyants que la veille. Nicolas, sur sa branche,
au lieu de se réjouir, maugréait: «Qu'ils sont
laids, et vulgaires ! »
Mais comme il tenait à être délivré de
son goitre, il tomba lourdement au milieu d'eux, avec une mine d'enterrement
et une moue amère comme s'il avait avalé du fiel. «
Et il faudra encore que je danse, soupira-t-il, et je ne m'y sens
pas le moins du monde disposé.» Il fit cependant quelques
pirouettes, mais se montra si gauche et si lamentable dans ses essais
que les nains s'ennuyèrent bientôt et bâillèrent
à se décrocher la mâchoire.
« L'ami Ivan est de mauvaise humeur, aujourd'hui, dit le roi
ou empereur. Nous ne pouvons le regarder plus longtemps. Rendez-lui
son gage, car nous sommes des gens honnêtes et, de plus, nous
n'aimons pas les dettes ! »
C'est ainsi qu'ils flanquèrent le goitre d'Ivan à la
gauche du cou du pauvre Nicolas. Et le bonhomme s'en fut avec ses
deux goitres, exhalant sa colère et sa rancœur en ces
termes : « C'est l'injustice qui mène le monde, et il
en sera toujours ainsi! »
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