Les contes divers
CONTE DU CAUCASE
Comment Tritino devint Tzar.
Il y avait une fois un petit garçon orphelin
et absolument seul au monde. Il était petit, faible, incapable
de gagner sa vie et il mourait de faim et de misère. Personne
ne s'occupait de lui et il ne possédait ni gîte, ni vêtements.
Mais le diable, qui sait bien où et comment prendre ses poissons,
apparut tout à coup. Il alla trouver l'orphelin, l'habilla,
lui donna à manger et le prit chez lui en apprentissage. Or,
les enseignements qu'il pouvait donner à son élève
n'étaient certes pas dirigés vers la bonté et
les vertus. Il lui enseigna, au contraire, la méchanceté,
la ruse, la jalousie et tous les défauts qui rendent les hommes
esclaves du démon. Et afin que son élève, qui
s'appelait Adjegika, eût plus de chance de réussir dans
la vie, le diable le doua encore d'une grande beauté et d'un
esprit brillant.
Or, le Tzar Djemid, souverain du pays, était sans enfants.
Lorsqu'il vit le jeune Adjegika, si beau et si brillamment doué,
il se dit en lui-même:
- Oh ! qu'il est beau et comme mon coeur se sent attiré vers
lui !
Et il décida de demander au maître du jeune garçon,
au diable, de lui céder son élève, pour qu'il
pût entrer à son service. Le diable présenta Adjegika
au Tzar qui admira fort la beauté et l'intelligence du jeune
homme. Mais lorsque le Tzar parla de se l'attacher, le diable refusa
en disant :
- Il n'est pas possible que mon élève serve un maître,
car ses parents appartenaient à une noble famille étrangère.
Plusieurs Tzars ont déjà voulu l'adopter, mais j'ai
refusé toutes les propositions.
Alors le Tzar Djemid déclara qu'il prendrait le jeune homme
pour fils et l'instituerait héritier du trône. C'était
là le seul moyen de se l'attacher.
Adjegika devint donc grand seigneur. Mais les enseignements du diable
ne tardèrent pas à porter leurs fruits et le tzarewitsch
étala si bien sa méchanceté, sa ruse, son esprit
vindicatif, qu'il ne tarda pas à être méprisé
de tous les sujets du Tzar. Celui-ci remarquait bien que son fils
adoptif n'agissait pas toujours comme il aurait dû, mais il
lui avait voué un tel amour, qu'il lui était impossible
de le blâmer sérieusement. Il se bornait à d'aimables
remontrances qui, malgré leur indulgence, ne faisaient qu'irriter
encore Adjegika.
En sa qualité de maître du jeune homme, le diable habitait
pour quelque temps encore le palais de son élève et
il ne perdait aucune occasion de l'exciter contre son bienfaiteur.
- Il me semble que le Tzar est bien peu aimable envers toi, lui disait-il.
Prends garde qu'il ne choisisse un autre héritier. Il vaudrait
mieux pour toi qu'il mourût maintenant, pendant que le trône
t'est assuré. Voici un poison, prends-le et n'attends pas longtemps
avant de t'en servir.
Adjegika obéit docilement à son mauvais maître.
Il mit le poison dans une boisson destinée au Tzar et trahit
ainsi indignement l'homme qui l'aimait tendrement et auquel il devait
tout. Le jeune homme, fort et robuste, commit cet acte horrible de
faire mourir traîtreusement un vieillard affaibli et incapable
de se défendre. C'était là que son maître,
le diable, avait voulu l'amener.
Mais le châtiment ne se fit pas attendre. A peine le crime était-il
accompli, que deux horribles serpents sortirent des épaules
du nouveau Tzar. Leurs queues restèrent attachées à
sa chair et leurs gueules énormes, d'où s'échappaient
des langues remplies de venin, se balançaient au-dessus de
la tête d'Adjegika. Ils réclamaient leur nourriture avec
des rugissements terribles et il fallait qu'on leur servît des
cervelles humaines, sinon ils se seraient attaqués à
celle du Tzar lui-même. Pour échapper à cette
horrible mort, Adjegika leur livra chaque jour dix de ses sujets en
pâture. On tirait au sort et ceux qui se trouvaient ainsi désignés
devenaient la proie des monstres.
Chaque jour, une foule de parents et d'amis en pleurs accompagnait
les condamnés. La place du palais, la capitale tout entière
étaient devenues des lieux de torture et de mort.
Et dans un appartement situé à l'écart, retiré
dans sa chambre à coucher, le terrible Tzar était assis,
seul, pareil à une bête dans sa tanière, incapable
de se libérer des horribles monstres rivés à
ses épaules.
Il y avait parmi les sujets du Tzar, un vieillard très respectable,
du nom de Moise, et que tout le monde aimait à cause de sa
bonté, de sa justice et de sa générosité.
Il avait une fille unique, qui faisait toute sa joie. Cette charmante
et modeste enfant s'appelait Nina. Comme elle avait atteint l'âge
de se marier, son père lui choisit un fiancé. C'était
un jeune homme brave et intrépide, descendant d'une noble famille.
Il se nommait Tritino. Son bon caractère lui avait acquis l'affection
et l'estime de tous et il était parfaitement digne de sa charmante
fiancée.
Le jour du mariage fut fixé et le matin de cet heureux jour
arriva. Mais au lieu de rires et de gaieté, on n'entendait
ce jour-là, que des pleurs et des lamentations dans la maison
de Moise. Que s'était-il donc passé ? Pourquoi le père
embrassait-il sa fille avec des larmes de douleur, comme si, en la
mariant, il se séparait d'elle pour toujours ?
Hélas ! oui, c'est pour toujours qu'il prend congé d'elle.
Les envoyés du Tzar vont emmener la jolie Nina pour la livrer
aux serpents, car c'est elle que le sort a désignée
aujourd'hui.
Suivie d'une foule de parents et d'amis en pleurs, la jeune fiancée
se rendit au palais. Deux personnes seulement avaient le droit de
l'accompagner à l'intérieur : une femme et un homme
sans armes.
Le vieux Moïse n'avait pas la force d'assister à la mort
épouvantable de sa fille. Le fiancé et la vieille nourrice
de Nina l'escortèrent. Pâle, les sourcils froncés,
l'air terrible, Tritino s'avança d'un air résolu et
bien décidé à mourir avec sa fiancée.
Le Tzar Adjegika était dans sa chambre à coucher, assis
sur un lit richement orné. Les serpents qui sortaient de ses
épaules balançaient leurs têtes écailleuses
au-dessus de la sienne et, ouvrant leurs gueules énormes, ils
tendirent aussitôt leurs dards em¬poisonnés vers
leur proie.
Alors Tritino se plaça devant sa fiancée et ses yeux
se figèrent intensément sur les yeux verts des serpents.
Bientôt, affaiblis, ceux-ci laissèrent retomber leurs
têtes, et Tritino, auquel le Tout-Puissant donna à ce
moment-là une force surhumaine, se jeta sur le Tzar. Il le
lia avec les corps même des serpents, et le ligota si fortement,
que malgré toute sa force diabolique, Adjegika ne put lui résister.
Saisissant alors son adversaire, le jeune héros l'emporta ainsi
lié hors du palais et par les places de la ville, suivi d'une
foule immense qui l'acclamait joyeusement. Et comme s'il se fût
agi d'un léger fardeau, il le porta jusqu'au sommet d'une montagne
où personne n'avait jamais mis le pied. Tandis que l'élève
du diable grinçait des dents dans sa fureur impuissante, il
l'attacha à un rocher au moyen d'une énorme chaîne,
et l'abandonna là, en pâture aux serpents.
Pour prix de sa bravoure, Tritino, le libérateur du royaume,
fut choisi pour Tzar. Il vécut heureux avec sa femme chérie,
régna longtemps et fut aimé et révéré
de tous ses sujets.
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