Les contes divers
(CONTES DU CAUCASE)
La bague qui valait cent villes et cent villages
Il y avait une fois, je ne sais plus ni où ni
quand, un homme qui vécut, puis mourut. Ainsi va le monde depuis
longtemps : l'homme vit d'abord et meurt ensuite. Donc, l'homme dont
je vous parle, mourut ; il laissa pour tout héritage à
ses trois fils, une bague ; mais ce n'était pas une bague ordinaire,
elle était ornée d'une pierre si précieuse qu'un
Juif, en la regardant, perdit la raison et commença à
acheter cher et à vendre bon marché. S'il ne se pendit
point ensuite, c'est parce que tout son commerce ne valait guère
plus de cinq kopeks. Cette pierre extraordinaire était donc
si précieuse, qu'un homme avait failli perdre la vie pour l'avoir
regardée. On aurait pu, avec sa valeur, acheter cent villes
et cent villages.
Quant à la manière de partager la bague, nous aurions
beau la chercher pendant cent ans, nous ne la trouverions jamais.
Mais la mère de nos trois braves trancha la question : elle
prit la bague merveilleuse et la cacha.
- Chez vous, dit-elle à ses fils, on la volerait.
- Ma petite mère, commença à supplier Kiko, le
fils aîné, rends-moi l'héritage de mon père
; qui donc pourrait la voler chez moi ? J'ai moi-même dérobé
un œuf dans le nid d'un corbeau et il n'a pas même bougé.
- De quoi viens-tu te vanter ? dit le second fils, Tcheko ; tu oublies
que, pendant que tu grimpais sur l'arbre, je t'ai enlevé tes
pantalons sans que tu t'en sois aperçu !
- Et moi donc, fit le troisième, Wano, j'ai enlevé les
semelles de leurs pantoufles, tandis qu'ils étaient sur l'arbre.
Donne-moi la bague, petite mère.
- Non, dit la vieille, je ne la donnerai ni à l'un, ni à
l'autre. Le proverbe dit vrai : « Ne confie pas ton héritage
à ton fils, s'il est un sot, car il ne lui profitera pas. »
Et vous êtes de grands sots, puisque vous volez les œufs
dés corbeaux et que vous vous enlevez les pantoufles les uns
aux autres. A quoi cela vous sert-il ? La vieille, outre ses trois
fils, avait une fille, une fille d'une telle beauté que si
toi, lecteur, jetais un seul regard sur elle, tu te frotterais les
yeux comme après avoir contemplé le soleil. Sa mère
l'aimait plus que sa propre âme et, en femme intelligente, elle
la gardait comme la prunelle de son œil, car elle savait bien
qu'une telle beauté ne devait épouser qu'un prince et
un prince très riche ; elle se disait qu'elle recevrait ainsi
elle-même de très grands honneurs, comme doit en recevoir
la mère d'une princesse dans la maison de son gendre, surtout
si elle donnait encore en héritage à sa fille la bague
précieuse qui valait cent villes et cent villages. Elle lui
faisait donc de continuelles recommandations en lui disant : Ne va
pas sur la Montagne Noire, ma fille chérie ; à ce qu'on
a entendu dire, un horrible géant poilu et très méchant
l'habite et il ne faut pas qu'il te voie. Ici, à une semaine
à la ronde, toute la jeunesse du pays voudrait t'épouser
et il y a autour de toi des fiancés aussi nombreux que les
cailloux de la rivière ; des paysans, des marchands, des nobles
et même des princes, mais pour moi, je n'ai pas encore choisi
le gendre le plus riche et le plus aimable. Aussi, quel malheur pour
mes vieux jours, si je devais avoir pour gendre l'affreux géant
poilu de la Montagne Noire !
Mais l'enfant gâtée n'obéissait
guère à sa mère et, plus d'une fois, elle s'en
alla dans la forêt de la montagne défendue, pour y cueillir
des fleurs et des noix. Mais un beau jour, elle ne revint pas à
la maison, car le méchant géant poilu l'avait saisie
dans ses énormes griffes et la retenait prisonnière.
Alors, la vieille commença à se lamenter ; elle pleura,
s'égratigna le visage et se frappa la poitrine à coups
de poings.
Elle appela ses fils et leur dit :
- Mes fils, mes braves héros, vous allez vous mettre à
la recherche de votre sœur, ma fille, la lumière de mes
yeux, vous la délivrerez du méchant géant poilu
de la montagne et vous me l'amènerez, pour que sa beauté
resplendisse de nouveau à mes yeux comme un clair rayon de
soleil. A celui de vous trois qui accomplira cela, je lui ferai présent
de la bague du père, qui vaut cent villes et cent villages.
Les braves Kiko, Tcheko et Wano firent leurs préparatifs et
se mirent en route pour aller délivrer leur sœur.
Mais l'Univers est grand, où la chercher ? Ils marchèrent
pendant un temps qui ne fut ni long ni court, franchirent des montagnes,
traversèrent des forêts, des fondrières et des
sables mouvants ; ils aperçurent bientôt, dans un endroit
perdu, une cabane au seuil de laquelle était assise une très
vieille femme, si laide et si repoussante qu'on en avait le cœur
soulevé rien qu'en la regardant.
- Bonne route, mes braves, leur dit la vieille. De quel côté
vous dirigez-vous ?
Lorsqu'elle apprit ce qui était arrivé à la sœur
de nos héros, elle leur dit :
- Eh bien ! vous chercheriez le géant poilu de la montagne
pendant cent ans que vous ne le trouveriez jamais, à moins
que je ne vous vienne en aide. Mais si vous voulez que je vous montre
l'endroit où il habite, il faut avant tout que l'un de vous
épouse ma fille charmante qui attend, depuis deux fois quarante
ans, un fiancé qui ne la trouverait jamais dans ce trou perdu.
Les frères réfléchirent longtemps et conclurent
qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'à accepter l'offre
de la vieille, pour pouvoir délivrer leur sœur et obtenir
la bague merveilleuse. Le sort désigna le fils aîné
Kiko pour épouser la fille de la vieille, mais quand il vit
sa fiancée sortir de la cabane, il s'en fallut de peu qu'il
ne tombât à la renverse ! La mère était
bien laide, mais la fille était plus affreuse encore ; la vieille
la vantait et la caressait, en lui disant : -- Regarde, mon petit
enfant, je t'ai trouvé un mari qui t'ai mera, te promènera
et te donnera des robes magnifiques, tandis que moi, je pourrai finir
tranquillement mes jours dans sa maison. Car, tu entends bien, mon
brave, je te donne ma fille à la seule condition que tu me
prennes avec elle.
Il n'y avait rien à faire qu'à se soumettre ; Kiko épousa
la fille de la vieille et ils continuèrent leur voyage à
cinq. Ils marchèrent longtemps, très longtemps, à
travers des contrées isolées et sauvages et rencontrèrent
sur leur route toutes sortes de choses effrayantes : ils virent des
sauvages tout poilus avec un œil unique au milieu du front, vivant
dans des forêts impénétrables, ne parlant pas
comme les humains, mais hurlant sauvagement à la façon
des loups et ne connaissant pas le feu, ce bienfait de Dieu. Ils virent
aussi un habitant de l'eau ; c'était un être étrange,
petit comme un enfant, enveloppé dans une chevelure argentée
retombant jusqu'à la cheville. De loin, ils entendirent la
voix d'une fée de la forêt, Xadji aux cheveux verts.
Ils passèrent non loin de l'endroit où se trouve attachée
à un poteau de fer, par une chaîne faite de cheveux,
la tzarine de toutes les sorcières de l'Univers, l'affreuse
Racopi, avec son ossature pointue et ses yeux flamboyants. Ils marchèrent,
marchèrent, puis arrivèrent dans un pays inconnu, près
d'une cabane sur le seuil de laquelle se tenait une vieille plus ridée
et plus affreuse que la belle-mère de Kiko. On se salua et
on raconta pour où et pourquoi on était en route.
La vieille dit à la belle-mère de Kiko :
- C'est très bien, ma petite sœur, d'avoir donné
un fiancé à ta fille, mais la mienne en attend aussi
un depuis deux fois cinquante ans. Si l'un de vos braves épouse
ma fille chérie, je l'aiderai à endormir le géant
poilu de la montagne, qui a enlevé sa sœur et qui la garde
jour et nuit. Car si l'on ne parvient pas à l'endormir, nous
ne pourrons jamais lui ravir sa proie : il peut tuer comme une mouche
une centaine d'hommes, d'un seul mouvement de son petit doigt.
Les trois héros tirèrent de nouveau au sort ; il tomba
sur le second frère Tcheko, qui épousa la fille de la
seconde vieille. Lorsqu'il vit sa fiancée, toute vieille et
bossue et à laquelle il manquait une main, il cracha et recracha
! mais il fallait bien l'épouser pour délivrer sa sœur
et obtenir la bague précieuse qui vaut cent villes et cent
villages. Tcheko donc se maria et on continua la route à huit.
On marcha longtemps... ou très peu de temps... on ne peut le
dire, mais on franchit en tout cas une distance plus grande que celle
qui sépare le nez de la bouche. Après avoir rencontré
beaucoup de merveilles, les voyageurs arrivèrent à une
troisième cabane, sur le seuil de laquelle était assise
une troisième vieille, courbée en arc ; son nez descendait
jusque sur sa poitrine et sa tête était chauve comme
un genou. La femme de Kiko et celle de Tchecko la saluèrent
et lui dirent le but de leur voyage.
- Je vous serais bien reconnaissante, mes chères tantes, si
vous me donniez aussi un fiancé, car je l'attends depuis deux
fois soixante ans. Ah ! c'est bien dommage que ma petite mère
soit morte, car elle serait bien heureuse pour moi. Eh bien, mon brave,
dit-elle au frère cadet, Wano, si tu veux que je t'aide à
délivrer ta sœur et à gagner la bague merveilleuse,
tu dois avant tout me prendre pour femme, moi, jeune fille, qui t'attends
depuis si longtemps. Car, bien que ma tante cadette connaisse l'endroit
où habite le méchant géant poilu, et bien que
ma seconde tante possède encore une herbe au moyen de laquelle
elle peut l'endormir, vous ne pouvez rien faire sans moi. Comment
parviendriez-vous à l'endormir, s'il déchire tout mortel
qui s'approche de lui ? Mais moi, il n'ose pas me toucher, car je
suis son amie et sa commère depuis un temps très reculé
; je pourrai donc l'endormir, puis vous ramènerai votre sœur.
Seulement, il faut m'épouser auparavant, mon gentil brave !
Que faire ? Le pauvre Wano songeait-il à épouser une
femme qui lui faisait si mal au cœur ? Et cependant, il fallait
bien y passer pour délivrer sa sœur et gagner la bague
merveilleuse qui vaut cent villes et cent villages.
Ses frères aînés s'écrièrent :
- Est-ce pour rien que nous avons épousé nos vieilles
? Tu dois donc te marier aussi ; ce sera tout de même plus facile
pour toi que pour nous, car tu pourras au moins vivre sans belle-mère
!
Ainsi fut fait. Le jeune Wano épousa la vieille commère
qui avait attendu un fiancé pendant deux fois soixante ans.
- Attendez-moi ici, maintenant, dit-elle aux voyageurs et dans trois
jours je vous ramènerai votre sœur saine et sauve. Puis
elle partit.
Elle fit comme elle avait promis et reparut, exactement
au bout de trois jours, accompagnée de la jeune fille, saine
et sauve. Les trois frères commencèrent à se
réjouir, à entourer leur sœur et à la baiser.
Mais la vieille qui l'avait délivrée mit un terme à
leurs effusions :
- Ce n'est pas le moment de s'amuser, dit-elle ; il faut courir, car
le voyage est très long pour nous et le géant poilu
n'est endormi que pour sept jours et sept nuits ; s'il nous rattrape
à son réveil, c'est pour nous tous la mort certaine.
Il faut atteindre avant sept jours un endroit habité. Et ils
prirent tous les neuf le chemin du retour.
Mais voilà que sept jours passèrent depuis que le géant
poilu s'était endormi et les habitations étaient encore
bien éloignées.
Tout à coup, il se fit un grand bruit ; les arbres craquaient,
les rochers tombaient du haut de la montagne.
- Malheur ! fit la vieille, c'est le géant qui s'est réveillé
et qui nous poursuit.
La belle-mère du frère aîné, Kiko, jeta
derrière elle un fuseau et les montagnes s'élevèrent
très haut, très haut, jusqu'au ciel. Nos voyageurs se
mirent à courir plus vite. Bientôt un grand vent hurla
derrière eux et la terre tressaillit. C'était le géant
poilu qui franchissait les montagnes et allait bientôt atteindre
les fuyards. Alors, la belle-mère du second frère, Tcheko,
jeta derrière elle un peigne et bientôt s'étendirent
d'immenses et impénétrables forêts ; il fallait
trois jours pour les traverser et elles étaient si envahies
par les serpents qu'on ne pouvait même pas s'y glisser. Le géant
poilu réussit cependant à y pénétrer et
à s'y frayer un chemin, visible encore aujourd'hui ; il allait
rattraper les voyageurs.
Alors la femme du frère cadet, Wano, jeta derrière elle
une glace et une vaste mer recouvrit toute la contrée ; il
fut impossible au géant poilu, habitant des forêts, d'entrer
dans l'eau et il resta sur la rive.
Bientôt apparurent des habitations et les trois frères,
avec leur sœur, leurs femmes et leurs
belles-mères arrivèrent dans leur village natal. Ils
rendirent à leur mère sa fille bien-aimée et
la vieille donna sans discuter la bague précieuse qui valait
cent villes et cent villages à ses trois héros, pour
les récompenser d'avoir délivré sa fille adorée.
Dès ce moment-là, une grande querelle s'engagea entre
les trois frères, pour savoir à qui devait échoir
la bague que leur avait léguée leur père.
Le frère aîné Kiko disait :
-- Si je ne m'étais marié, comment auriez-vous su l'endroit
ou se tient le méchant poilu de la forêt et comment auriez-vous
pu délivrer notre sœur ? Ma femme a deviné la première
par quel moyen il fallait arrêter le géant, lorsqu'il
allait nous atteindre. La bague doit donc m'appartenir.
- Il n'en sera rien, répliqua le second frère, Tcheko,
si je ne m'étais pas marié et si ma femme n'avait pas
procuré les herbes qui endorment, comment aurions-nous fait
pour délivrer notre sœur des griffes du méchant
géant poilu ? Je ne céderai pas la bague, car c'est
à moi qu'elle revient.
Le frère cadet ne lâcha pas prise non plus :
-- Moi, disait-il, je suis le plus jeune et ma femme est plus âgée
que les vôtres. C'est pourquoi la bague du père doit
m'appartenir. C'est d'ailleurs ma femme qui a endormi le géant
et c'est encore elle qui l'a arrêté net dans sa poursuite.
Grand Dieu ! Quelle discussion ! Des paroles, on en vint aux actes
et on commença à se battre. Les femmes prenaient le
parti de leurs maris, les mères protégeaient leurs filles
; il y eut du bruit, des cris, des gémissements ; les femmes,
comme toujours, s'empoignaient par les cheveux.
Ils se battirent et se battirent encore...
Enfin, ils décidèrent d'aller au village, pour consulter
les vieillards et leur demander leur jugement. Les vieillards donc
s'assemblèrent, burent du vin que leur offrirent les trois
frères et tinrent conseil ; du matin au soir, ils discutèrent
sans cesse et essayèrent de réconcilier les trois frères
en discorde. Enfin, ils rendirent leur jugement en déclarant
qu'il fallait partager la bague précieuse en trois parties
égales.
On chercha la bague... qui fut introuvable. Quelqu'un l'avait dérobée
!...
Les uns disent que le Juif qui avait perdu la raison en la contemplant
autrefois, avait profité du tumulte pour la voler, en passant
au village.
D'autres déclarent qu'il leur a semblé voir le corbeau
auquel Kiko volait des œufs emporter le bijou dans son nid.
Mais peut-on savoir la vérité ?
Une seule chose est certaine. C'est que cette bague merveilleuse,
qui valait cent villes et cent villages a disparu et qu'on ne l'a
jamais retrouvée.
Et les trois malheureux frères, Kiko, Tcheko et Wano, restèrent
pauvres comme auparavant, vivant avec leurs vieilles femmes et d'eux
d'entre eux avec leurs affreuses belles-mères !
Je voudrais bien pouvoir vous dire que leurs vieilles se transformèrent
en belles jeunes princesses, mais ce ne fut pas le cas. Les hommes
riches cessèrent de demander la sœur de nos trois héros
en mariage, car c'était un bien grand déshonneur pour
une jeune fille que d'avoir été enlevée de la
maison paternelle par un géant poilu.
Mais moi, je suis bien pauvre et je l'ai épousée à
cause de ma misère. Mais, Grand Dieu ! quelle humeur que celle
de ma femme. Assurément, elle m'a apporté toute la méchanceté
du géant de la forêt.
Pour cette raison, je vous la donnerais gratuitement avec ce conte.
Si quelqu'un de vous, braves gens, en a besoin, faites-moi la grâce
de l'accepter et si vous ne voulez vraiment pas me faire ce plaisir,
eh bien ! faites-moi un cadeau pour vous avoir dit ce joli conte.
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